Voir ou Penser

« Vous pensez que vous voyez mais vous ne voyez pas que vous pensez » Swami Prajnanpad

 

Notre esprit fait sans cesse des inférences ou des commentaires à partir de ce que nous observons. Exemples :

Vous croisez quelqu’un que vous connaissez dans la rue et vous le saluez, la personne poursuit son chemin sans réagir. Vous vous dites alors : « elle ne veut pas me parler, qu’est ce que je lui ai fait ? » ou « elle est dans la lune »

Votre enfant ne rentre pas à la maison à l’heure prévue – « Que fait-il ? Il lui est peut-être arrivé quelque chose ? »

Votre patron ne vous salue pas ce matin comme d’habitude – « Il est peut-être fâché contre moi. Qu’est ce que je lui ai fait ? »

Vous êtes en vacances et contemplez un beau paysage – « Que c’est beau – je resterais bien là plus longtemps mais il va falloir rentrer, etc… »

Vous avez une douleur à la poitrine : « Est-ce que ce que je ne suis pas en train de faire un infarctus ?»

 

Nous ne sommes pratiquement jamais dans une perception neutre et directe des phénomènes extérieurs ou intérieurs dont nous prenons conscience. Cela est normal, notre esprit, formaté par le langage dans lequel nous baignons depuis notre tendre enfance, superpose de manière automatique un discours intérieur plus ou moins conscient à ce que nous percevons avec nos cinq sens mais aussi à ce nous percevons au niveau physique, émotionnel et même cognitif. Ainsi, nous voyons presque en permanence les choses à travers le filtre de ce discours intérieur.

 

Chacun ayant son discours intérieur particulier lié à sa personnalité et à son histoire, nous développons, dans une certaine mesure, une vision du monde personnelle ce qui fait dire au maître spirituel indien Swami Prajnanpad que « personne ne vit dans le monde, chacun vit dans son monde ».

 

Il faut ici différencier ce discours automatique intérieur de notre capacité à réfléchir. D’une certaine manière c’est le même organe qui produit ces différents types de pensées mais dans le premier cas il fonctionne tout seul alors que dans le second nous l’utilisons comme outil pour résoudre des questions ou des problèmes qu’ils soient mathématiques, pratiques (prendre le train, construire un pont), existentiels, philosophiques ou autres.

 

Autre observation : selon certains chercheurs en psychologie évolutionniste, le cerveau humain a une tendance naturelle à produire un discours plutôt négatif à propos de ce qui est perçu, du passé ou de l’avenir. Cela serait le résultat de l’évolution au sens Darwinien du terme. En effet chez nos très lointains ancêtres, qui devaient se battre au quotidien pour leur survie biologique dans un environnement souvent hostile, les individus qui avaient tendance à anticiper le danger avaient plus de chance de survivre que ceux qui étaient plus insouciants. Les premiers avaient donc plus de probabilité de pouvoir transmettre leurs gènes que les seconds, ce qui, génération après génération, aurait donné au cerveau humain cette tendance à produire des anticipations négatives plutôt que l’inverse. Nous garderions ainsi au fond de nous cette tendance même si nous vivons en général dans un environnement beaucoup moins hostile et incertain que celui des premiers hommes.

 

De plus cette tendance est chez beaucoup d’entre nous renforcée par des expériences difficiles vécues dans notre enfance du fait d’attitudes parfois inadaptées de nos éducateurs ou d’évènements plus ou moins dramatiques. Elle peut aussi découler d’évènements vécus ultérieurement au cours des différents aléas de notre vie d’adulte.

 

La combinaison de ces deux phénomènes : la mauvaise différenciation entre ce qui est perçu de la réalité et ce qui est pensé et la propension à interpréter ou à penser les choses de manière négative peut générer des états anxieux ou dépressifs, entraîner des difficultés relationnelles (couple, relations parents-enfants, relations de travail, etc..) ou encore être un frein important pour avancer dans la vie.

 

Comment la pratique de la pleine conscience peut-elle nous aider à faire face à ces phénomènes et à ainsi à limiter leurs répercussions négatives sur notre vie ?

 

Précisons ici que la pratique de la pleine conscience ne cherche pas à supprimer ce discours qui accompagne notre rapport à nous-mêmes et au monde. En effet, celui-ci est automatique et donc indépendant de notre volonté et les tentatives pour l’endiguer ou le supprimer ne font que l’entretenir ou le renforcer. A titre d’exemple, essayez pendant 30 secondes de ne pas penser à un « taxi jaune » et voyez si cela est efficace pour ne pas y penser.

 

La première étape va tout d’abord consister à muscler notre attention. L’attention est cette capacité que nous avons de prendre conscience des choses que nous percevons dans notre environnement à travers nos cinq sens mais aussi de notre corps et de nos états intérieurs (pensées, émotions). Nous pouvons la comparer à un projecteur que nous pouvons diriger de manière plus ou moins focalisée. La difficulté est que nous ne maîtrisons ce projecteur que pour des tâches nécessitant une certaine concentration, c'est-à-dire autour de problèmes à résoudre qu’ils soient pratiques ou abstraits. Le reste du temps nous fonctionnons d’une certaine manière en « pilote automatique », faisant les choses sans y prêter d’attention particulière. Et dans ces moments là où est notre attention ? Et bien elle vagabonde de façon autonome soit vers des perceptions extérieures ou physiques si celles-ci sont particulièrement marquantes (un beau paysage, une douleur physique, etc …) mais le plus souvent vers ce discours intérieur automatique qui nous accompagne en permanence et dont nous parlions plus haut. Si nous observons bien ce qui se passe nous pouvons percevoir que ce discours intérieur exerce un véritable pouvoir d’attraction, comme un aimant, sur nos capacités attentionnelles et que reprendre la maitrise notre attention va demander un véritable effort. C’est d’ailleurs ce sur quoi insiste John Kabat Zinn dans une partie de la définition qu’il donne de la pleine conscience : « la pleine conscience signifie diriger son attention délibérément, au moment présent, ……….vers les choses telles qu’elles se présentent »

 

La première étape de la pratique de la pleine conscience va donc consister à s’entrainer à mieux maîtriser notre attention. Cet entraînement est l’objectif principal de certains exercices de prise de conscience de nos sensations corporelles ou de notre respiration ou encore de ceux proposant de nous relier régulièrement à nos cinq sens dans certaines activités que nous avons l’habitude de faire automatiquement (marcher, manger, prendre sa douche, conduire, etc…).

 

Dans la deuxième étape, l’apprentissage va porter sur la discrimination entre ce qui est perçu et ce qui est pensé. Cette discrimination passe par un entrainement visant à nous situer en tant qu’observateur de ce que nous percevons sensoriellement mais aussi de nos propres pensées comme objets.

 

Se positionner en tant qu’observateur de ce que nous percevons sensoriellement ou même de nos sensations physiques, cela se conçoit aisément. Nous différencions facilement, habituellement, l’observateur que nous sommes des objets physiques que nous percevons. Mais faire la même opération avec nos pensées ou nos émotions est, en tout cas dans notre culture occidentale beaucoup plus inhabituelle. En effet nous avons tendance à nous identifier avec ces phénomènes intimes, intérieurs que nous considérons être constitutif de notre véritable identité et nous fusionnons de ce fait très facilement avec leur contenu.

 

A partir du moment où nous avons repris une certaine maîtrise de notre attention, c'est-à-dire où nous avons retiré notre attention de la captation par ces phénomènes internes que sont nos pensées automatiques et nos émotions, nous allons pouvoir progressivement considérer ces objets internes comme n’importe quel objet externe et par conséquent être beaucoup moins emporté par leur contenu.

 

La encore les pratiques de pleine conscience proposent des exercices spécifiques pour permettre cette distanciation, exercices utilisant en particulier des images et des métaphores. Nous pouvons ainsi voir nos pensées comme des nuages circulant dans le ciel de notre esprit, des images sur un écran de cinéma ou encore des feuilles circulant dans le courant d’une rivière (le « courant des pensées ») ou des wagons de chemin de fer passant devant nous (le « train des pensées»). Nous pouvons de la même façon percevoir nos émotions comme notre météo intérieure (un autre travail spécifique est également proposé concernant les émotions – voir article du 16 octobre 2018).

 

Précisons pour terminer que ces exercices d’entrainement attentionnel et de distanciation par rapport aux contenus de notre vécu interne, pratiques qui viennent de techniques de méditation développées d’abord dans l’hindouisme puis le bouddhisme, ne sont pas un but en soi. Leur fonction, dans le cadre psychologique et psychothérapique dans lesquels elles sont proposées dans les pratiques de pleine conscience, est de nous aider à développer une certaine vigilance dans le quotidien pour discriminer les situations que nous percevons de ce que nous nous disons de ces situations. Cela permet de ne pas se laisser emporter dans un discours intérieur souvent en décalage avec la réalité. Cela peut également nous permettre d’agir de manière plus appropriée face aux situations que nous rencontrons.